« CGTLes cons, ça ose tout »

Boulots de merde

30.08.13 | par Le Grincheux | Catégories: Je hais les financiers, Je hais les politiciens

Je pense que le nom de David Graeber ne vous dira rien. C'est dommage. C'est d'autant plus dommage que David Graeber est un professeur d’anthropologie à la London School of Economics dont les recherches ne sont pas totalement inintéressantes. Loin de moi l'idée de faire ici de la politique ou de la macro-économie de café du commerce, je vais essayer de me borner à transcrire ici pour ceux qui ne lisent pas l'anglais dans le texte le contenu de l'un de ses articles qu'il a intitulé Bullshit Jobs, soit, dans la langue de Molière et de Nabilla, Boulots de merde.

Ceux qui seraient intéressés par sa pensée pourront retrouver chez Spiegel & Grau son dernier opus : The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement.

Je suis tombé sur cet article tout à fait par hasard, 19 août 2013 en rentrant de congés, et j'avoue avoir mis un peu de temps avant de me décider à le traduire. D'un côté, je n'avais pas trop envie de passer du temps là-dessus, mais d'un autre côté, il est souvent bon de relayer des réflexions, surtout lorsqu'une publication permet de se poser quelques questions gênantes aux entournures et peu abordées.

La traduction qui va suivre est approximative et le propos est résumé. J'ai essayé de retranscrire aussi bien que possible la pensée de l'auteur. Que mes erreurs me soient par avance pardonnées.

Boulots de merde

John Maynard Keynes avait prédit dans les années 1930 qu'à la fin du XXe siècle, les technologies auront assez progressé pour que des pays évolués comme le Royaume-Uni ou les États-Unis puissent envisager des temps de travail hebdomadaires d'une quinzaine d'heure par semaine. Il y a aujourd'hui toutes les raisons de penser qu'il avait raison même si cela ne s'est pas produit. Bien au contraire, la technologie a été utilisée pour trouver des moyens de nous faire travailler toujours plus. Pour arriver à cette fin, des emplois par définition inutiles ont été créés de toutes pièces. Une foule immense, principalement en Europe et en Amérique du Nord passe sa vie professionnelle à effectuer des tâches qu'elle sait sans réelle utilité. Les conséquences négatives, tant morales que spirituelles, qui accompagnent cette situation, sont passées par pertes et profits. Elles blessent notre collectivité et personne n'en parle.

La question est donc de savoir pourquoi l'utopie promise par Keynes, utopie toujours attendue dans les années 1960, ne s'est jamais avérée. La réponse classique, aujourd'hui, est de dire qu'il n'a pas su prédire la croissance massive du consumérisme. En effet, entre la réduction du temps de travail à revenus constants et une plus grande consommation rendue possible tant par le maintien du temps de travail que par l'augmentation de la productivité, nous avons collectivement choisi plus ou moins consciemment une plus grande consommation. Cette situation nous dépeint une jolie fable morale, mais un petit moment de réflexion nous montre sans ambiguïté que cela n'est pas vrai. Cela ne résiste pas à l'analyse. En effet, si nous avons été les témoins de la création d'une grande variétés d'emplois et d'industries depuis les années 1920, peu d'entre eux ont un rapport avec la production et la distribution de sushi, d'iPhone ou de chaussures de basket à la dernière mode.

Un rapport récent et très documenté étudie l'évolution des emplois aux Étas-Unis entre 1910 et 2000. L'image est assez fine et je constate qu'il reste valable pour le Royaume-Uni. Au cours du XXe siècle, le nombre de travailleurs employés dans l'agriculture et l'industrie a considérablement diminué alors qu'au même moment, les emplois en tant que « clercs, managers, vendeurs et employés des industries de service » ont été multipliés par trois, passant de 25 à 75 % de la totalité des emplois. En d'autres termes, l'augmentation du rendement des métiers liés directement à la production, du fait de l'automatisation, a permis une diminution en absolu du nombre des travailleurs affectés aux tâches de production. Même en comptant les employés de l'industrie en Inde et en Chine, ce nombre de travailleurs ne représente pas une proportion aussi large qu'avant.

Keynes content.

Et c'est là que l'utopie de Keynes a été dévoyée. Plutôt que de permettre une réduction massive des heures de travail pour libérer la population mondiale et permettre ainsi aux travailleurs de poursuivre leurs projets, plaisirs, visions et idées, nous avons pu observer le gonflement, non seulement des industries de service, mais aussi du secteur administratif, jusqu’à la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing ou la poussée sans précédent de secteurs comme les avocats d’affaire, les administrations diverses et variées, les ressources humaines ou encore les relations publiques. D'autant que ces chiffres ne prennent absolument pas en compte tous les travailleurs qui assurent un soutien administratif, technique ou sécuritaire à toutes ces industries, voire toutes les autres industries annexes et sous-traitantes rattachées à celles-ci (les laveurs de chiens, livreurs de pizza travaillant toute la nuit, etc.) qui n’existent que parce que tout le monde passe son temps au travail.

Je vous propose d'appeler ces emplois des emplois de merde.

Le système est en quelque sorte autojustifiant. Il invente des emplois sans intérêt juste pour nous tenir occupés et c'est un réel mystère. En effet, le système capitaliste est censé obvier à cette dérive car le travail n'y est pas un droit. Tout le contraire de ce qu'il se passait dans les anciens états socialistes tels l'URSS où l'emploi non seulement était un droit mais aussi un devoir sacré et où le système fabriquait autant d'emplois que nécessaires quitte à arriver à la situation absurde d'avoir trois personnes pour vous servir un morceau de viande indéfinissable dans un supermarché vide. Théoriquement et selon toutes les théories économiques, cette situation devrait être réglée par le marché car la dernière chose que recherche une entreprise qui ne court qu'après le profit est de donner de l'argent à des employés qu'elle ne devrait pas payer car faisant un travail inutile. Pourtant, force est de constater que cela arrive.

En regardant de près les campagnes de licenciement, il faut constater qu'elles touchent principalement la catégorie du personnel qui produit, répare ou maintient les choses en état. D'un autre côté, grâce à une alchimie bizarre que personne ne peut expliquer, le nombre de salariés pousse-papiers semble continuellement grossir. De plus en plus de salariés travaillent officiellement quarante voire cinquante heures par semaines mais réellement et efficacement une quinzaine seulement, comme Keynes l'avait prédit, passant le reste de leur temps à organiser ou aller à des séminaires de motivation, à mettre à jour leurs profils sur les réseaux sociaux ou à tuer leur temps sur internet.

La réponse à ces questions n'est clairement pas économique. Elle est morale et politique. Les hommes politiques ont découvert qu'une population heureuse et productive, donc avec du temps libre, est un danger mortel. Rappelez-vous ce qu'il s'est passé lorsque la prophétie de Keynes a commencé à se réaliser dans les années 1960. Par ailleurs, le sentiment que le travail est une valeur morale intrisèque est un concept assez pratique pour eux puisque cela revient à sous-entendre que quelqu'un qui ne se soumettrait pas à une forme intense de travail durant son temps de veille ne mérite rien.

Un jour, en contemplant la croissance apparente des responsabilités administratives dans les départements académiques, j'ai eu la vision de l’enfer. L’enfer est formé par des gens qui passent la majorité de leur temps sur une tâche qu’ils n’aiment pas et pour laquelle ils ne sont pas spécialement efficaces. Disons pour fixer les idées qu’ils ont été engagés car ils sont de très bons menuisiers et qu’ils découvrent qu’ils doivent passer une grande partie de leur temps à cuire du poisson. La tâche n’a rien de passionnant, mais comme il y a une quantité limitée de poissons à faire cuire, elle est supportable. Et pourtant, ils deviennent complètement obsédés par le fait que certains de leurs collègues pourraient passer plus de temps à faire de la menuiserie et ne pas faire leur part des responsabilités de cuisson de poisson. Très rapidement des piles entières de poisson inutiles et mal cuits envahiront l’atelier dont l'activité principale est devenue de cuire des poissons.

Je trouve personnellement que c'est une description assez précise de la dynamique morale guidant nos principes économiques.

J'ai conscience qu'un tel argument va inévitablement générer un tas d'objections dont les plus souvent évoquées sont les suivantes :

  • qui êtes-vous pour prétendre définir quels emplois sont réellement nécessaires ?
  • quelle est votre définition d'utile ?
  • vous êtes un professeur d'anthropologie. Qui donc à besoin de vous ? J'aurais de la chance si la question n'est pas : qui a besoin de ça ? sachant qu'il est vrai que beaucoup de tabloïds pourraient envisager mon travail comme l'exemple même de l'inutilité.

D'un certain point de vue, c'est vrai. Il n'y a aucune mesure objective possible de la valeur sociale d'un travail et je ne voudrais pas dire à quelqu'un qui est convaincu qu'il effectue une tâche qu'il considère comme une réelle contribution à l'humanité qu'en fait non, son travail ne sert à rien. Mais qu'en est-il en revanche de ceux qui sont convaincus que leur travail n'a pas de sens ?

Il y a peu, j'ai repris contact avec un ami d'enfance que je n'avais pas revu depuis l'âge de douze ans. J'ai appris avec étonnement qu'il était d'abord devenu poète, puis le chanteur d'un groupe de rock indépendant que j'avais entendu à la radio sans savoir que c'était quelqu'un que je connaissais. Il était objectivement brillant et son travail avait sans doute touché beaucoup de gens à travers le monde. Pourtant, après quelques disques sans succès, il perdit son contrat puis, plombé de dettes et devant s'occuper d'un enfant, il finit comme il le dit lui-même à prendre le choix par défaut de beaucoup de gens sans direction, c'est-à-dire la faculté de droit. Aujourd'hui, il est devenu un avocat d'affaires travaillant pour un grand cabinet newyorkais tout en étant le premier à admettre que son travail n'avait aucun sens et ne contribuait en rien à la bonne marche du monde. Pire, selon sa propre estimation, son emploi ne devrait même pas exister.

On serait ici en droit de se poser une foultitude de questions. La première serait de se demander ce que cela peut bien dire de notre société puisque la demande est drastiquement limitée en poètes et musiciens talentueux mais très forte voire infinie en avocats spécialistes des affaires. La réponse est presque dans la question puisque si 1 % de la population contrôle la plupart des richesses disponibles, ce que nous appelons pudiquement le marché ne reflète que ce qu'ils pensent utile ou important, rien d'autre. Le drame est que les gens occupant ces emplois sont conscients de leur vacuité. Pour être tout à fait honnête, je ne pense pas avoir rencontré un jour un avocat d'affaires qui ne pense pas que son emploi soit merdique. La situation est identique pour toutes les nouvelles industries citées plus haut et il existe une classe entière de travailleurs qui, si vous deviez les rencontrer dans une soirée, admettraient que vous faites un travail intéressant (anthropologiste par exemple) et qui feraient tout pour éviter de discuter de leur propre activité. Quelques verres dans le nez plus tard, ils se risqueraient même dans une tirade sur leur travail stupide et sans intérêt.

Psychologiquement, cette situation est profondément violente. Comment est-il possible de commencer à discuter de dignité au travail alors que son travail ne devrait même pas exister ? Comment cette situation ne peut-elle pas générer un sentiment profond de ressentiment voire de rage ? Le génie de cette société est de diriger cette rage vers ceux qui font un travail qui a du sens. Plus précisément, il semble y avoir une règle tacite dictant que plus un travail béficie à autrui, moins le travailleur sera payé pour ce travail. Une nouvelle fois, une mesure objective est difficile à trouver, mais, empiriquement, il est possible de se faire une idée en se demandant ce qu'il adviendrait si cette classe entière de travailleurs venait à disparaître. Vous pouvez dire ce que vous voulez des infirmières, des éboueurs et des mécaniciens, mais s'ils venaient à disparaître, les conséquences immédiates seraient catastrophiques. Un monde sans enseignants ou sans dockers serait rapidement en difficulté. De la même manière, un monde dans auteur de science fiction ou sans musicien de ska serait moins intéressant. En revanche, savoir comment le monde souffrirait de la disparition des directeurs généraux d'entreprise, lobbyistes, chercheurs en relations de presse, télémarketeurs, huissiers de justice ou juristes ne m'apparaît pas très clair. Beaucoup soupçonnent même que la vie s'améliorait grandement. Pourtant, à part une poignée d'exception (les médecins par exemples), cette règle semble parfaitement valide.

D'une manière encore plus perverse, il semble exister une sorte de consensus sur le fait que c'est la façon dont les choses devraient se passer. Ce point est d'ailleurs utilisé par tous les populismes de droite. Vous pouvez le constater lorsque les tabloïds s'en prennent aux employés du chemin de fer qui paralysent le métro londonien durant des négociations. Le fait que ces travailleurs peuvent bloquer toute la circulation du métro prouve que leur travail est nécessaire tout en semblant précisément embêter les gens. C'est encore plus patent aux États-Unis où les républicains ont réussi à mobiliser les foules contre les enseignants ou les travailleurs de l'industrie automobile pour leurs avantages extraordinaires et leurs salaires (et non contre les administrateurs des écoles ou les responsables de l'industrie automobile qui étaient la source du problème). C'est un peu comme s'ils prétendaient que, comme ces travailleurs pouvaient apprendre aux enfants ou construire des voitures, ils avaient les vrais emplois. Il est alors inacceptable qu'ils demandent en outre une retraite et la sécurité sociale !

Si quelqu’un avait conçu un plan réfléchi pour maintenir la puissance du capital financier au pouvoir, il est difficile de voir comment il aurait pu mieux faire. Les emplois réels, productifs sont sans arrêt écrasés et exploités. Le reste des emplois est divisé en deux groupes, ceux qui ont un révolver chargé et ceux qui creusent. Pardon, je m'égare [ndlr] ! Le reste des emplois est divisé en deux groupes, celui des sans emploi universellement villipendé, et celui, plus large, de gens qui sont payés à ne rien faire mais qui sont dans une position leur permettant de s'identifier quelque peu à la classe dirigeante, à ses perspectives, ses sensibilités mais aussi à ses avatars financiers.. Ce faisant, ce dernier groupe produit un ressentiment envers quiconque possèdant un travail lié à une valeur ou une fonction sociale claire, bien définie et indéniable. Ce système n'a certes pas été consciemment conçu, mais il a émergé d'un siècle de tentatives et d'échecs, seule explication permettant de comprendre pourquoi, malgré nos capacités technologiques immenses, nous ne travaillons pas trois à quatre heures par jour.

 

2 commentaires

Commentaire de:
enzodiver

Je n’avais jamais remarqué que le carnet du grincheux et lgdb était gérés par la même personne …

30.08.13 @ 14:31
Commentaire de: Le Grincheux

Pas à ma connaissance. Mais il est possible d’avoir les mêmes sources d’inspiration. Le papier en question était en gestation depuis plusieurs jours, depuis le lundi 19 août pour être précis.

Pour être tout à fait honnête, en cherchant si quelqu’un avait déjà traduit l’article en Français, je suis tombé sur un autre papier qui m’a permis d’en conforter la traduction, n’étant pas traducteur de métier. Ça peut aider pour éviter les erreurs manifestes.

30.08.13 @ 14:58


Formulaire en cours de chargement...