« Sans commentaire | Un train peut en cacher un autre » |
J'ai déjà évoqué ici la loi de janvier 1973 concernant la Banque de France. J'ai déjà exposé dans ces colonnes le fait qu'elle n'était pas responsable de l'endettement actuel de la France mais, visiblement, d'aucuns ne veulent comprendre. J'ai donc recherché l'origine de cette rumeur urbaine et ce que j'ai trouvé est assez croquignolet.
Souvenez-vous, c'était vers 2011 ou 2012, dans les programmes de Dupont-Aignan, Mélenchon, Le Pen et autres génies du même acabit. Michel Rocard en avait parlé, sans doute la sénilité.
L'hypothèse de base était que Giscard et Pompidou avaient vendu les intérêts de la France aux marchés financiers en interdisant au Trésor d'emprunter directement à la Banque de France. D'un point de vue strictement factuel et juridique, c'est faux puisque cette loi permet même des avances à taux zéro de la Banque de France au Trésor. Sachant que ce point très précis était erroné mais que cette idée s'était tout de même frayé un chemin jusque dans certains programmes politiques de 2012, il me fallait savoir d'où elle était issue. Car évidemment, c'était ce qu'on appelle un hoax, une légende urbaine.
C'est dire la crédibilité des comiques cités plus haut, à savoir Dupont-Aignan, Mélenchon et Le Pen.
Et la source de cette sinistre farce a été trouvée par Guillaume Nicoulaud que je remercie. D'après lui, le patient zéro est André-Jacques Holbecq qui n'a d'économiste que la prétention de l'être. Il a bien écrit sur Médiapart et Alternatives Économiques, deux références unanimement reconnues, ce qui est tout de même un peu léger. Ce n'est pas un économiste, c'est un pilote retraité d'Air France qui consacre son temps libre et malheureusement pas perdu pour tout le monde à ses deux grandes passions que sont l'ufologie — il est paraît-il spécialiste de la linguistique ummite — et l'économie dans sa version anticapitaliste. Depuis 2002, il a écrit pas moins de huit livres, seul ou avec d'autres anticapitalistes inconnus. Il est presque impossible de dresser la liste des sites, blogs et autres forums qu'il a créé un peu partout. En effet, on n'est jamais mieux servi que par soi-même.
Vers 2006-2008, notre ami André-Jacques Holbecq commence à développer sa petite théorie sur ses nombreux sites et blogs. Et là, c'est le désastre, au détour d'un commentaire sur son blog, Étienne Chouard tombe dessus. À ce moment-là, la légende urbaine courait déjà. Timidement.
Or Étienne Chouard, titulaire d'une maîtrise en droit, professeur d'économie-gestion, de droit fiscal puis d'informatique (!) au lycée Marcel Pagnol de Marseille est surtout connu pour sa proximité avec les mouvements d'extrême droite antisémite — Soral, mais pas que, ce qui explique le sobriquet de loi Rothschild — et conspirationniste même s'il s'en défend. La encore, il s'agit d'une vraie référence intellectuelle et la rencontre d'André-Jacques Holbecq et d'Étienne Chouard va faire décoller le bidule. Petit à petit, ils vont à deux mettre en place une danse amusante : Chouard étaye ses délires avec les articles de Holbecq, lequel utilise à son tour l'aura d'économiste (!) de Chouard pour crédibiliser les siens. Début 2008, les deux joyeux compères vont trouver dans le blog de Paul Jorion une formidable plateforme pour développer leur petite théorie. Le bouillon d'inculture va prendre, chez Jorion, avec nos deux guignols à la manoœuvre. Tous ses messages sont ici ( blog_de_paul_jorion_monnaie.pdf) où Holbecq intervient sous le pseudonyme de Stilgar ou là ( tout_notre_debat_sur_la_monnaie_chez_paul_jorion.pdf) où il intervient sous son vrai nom.
C'est à cette époque que la petite vidéo l'argent de la dette de Paul Grignon fait un véritable carton. Paul Grignon est aussi l'auteur respectable de Chemtrails – Mystery lines in the sky.
C'est dire son sérieux.
Et c'est grâce à ces gens-là que la loi de 1973 est devenu un leit-motiv chez les antisémites d'extrême droite comme chez les débiles profonds d'extrême gauche. Il ne fallait plus qu'un certain nombre d'auteurs souverainistes tombent dessus et y croient dur comme fer, tant et si bien que cette fumisterie va progressivement remonter la chaîne politique jusque chez Dupont-Aignan, lequel, souvenez-vous, déclarait fièrement qu'il avait découvert ce terrible scandale sur internet. De là, cela passe directement dans le programme de Marine Le Pen, celui de Mélenchon et de plein d'autres.
Voilà comment une théorie sortie tout droit du fond de la mare aux idées extrémistes, complotistes et ésotériques a terminé dans le programme de trois ou quatre candidats aux présidentielles. Et cette théorie est même tellement ancrée qu'elle résiste à toute réfutation même venant du camp des candidats qui la prônent, vérifiant par là la loi de Brandolini ou le principe d'asymétrie des idioties :
Le principe d'asymétrie des idioties ou loi de Brandolini, plus connu sous sa dénomination originale de bullshit asymmetry principle, formulé publiquement pour la première fois en janvier 2013 par Alberto Brandolini, un programmeur italien, énonce que :
« La quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d'un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire. »
Il en ressort que la désinformation a un avantage important, rétablir la vérité étant particulièrement coûteux. Une réflexion similaire avait été formulée par le passé, mais elle se concentrait davantage sur la vitesse de propagation que sur l'idiotie, alors que le propos de Brandolini s'intéresse à la difficulté de réfuter.
Cette loi qui est un non événement absolu a ainsi été montée en exergue pour cacher le seul débat qui compte : « voulez-vous oui ou non devenir le Vénézuéla ? »
Une personne mal intentionnée m’a indiqué un point que j’ignorais : cette loi n’est qu’un coup de ripolin procédural et l’interdiction qui est faite au Trésor de présenter ses propres bons à l’escompte de la Banque de France est un principe déjà communément admis de tous et déjà présent dans la loi du 24 juillet 1936.
Cela ne nous rajeunit pas.