« Lettres classiques | Faut-il fermer la bourse ? » |
Au coin de la place de la République et de la rue du Temple, au pied de l'ancien magasin Tati, se tiennent tous les jours que Dieu fait, et il en fait le bougre, des personnes prêtes à arrêter tous les passants pour leur parler de leurs croyances ou de leurs engagements. Certains jours, on a de la chance, parce qu'il s'agit de gens normaux comme vous et moi, enfin, comme moi, parce que vous, je ne vous connais pas vraiment.co
Donc, disais-je, lorsqu'on a éliminé du pavé humide les adeptes des fsectes de tout poil qui essaient de vendre à l'heure de la messe une version étrange de la bible, les tenants des partis politiques et quelques bipèdes dont on a du mal à imaginer qu'ils aient pu ressembler un jour à un homme, il reste les collecteurs des différentes organisations d'aide humanitaire.
Ce samedi, je me suis fait arrêter par un étudiant en médecine travaillant pour une ONG médicale bien connue. J'ai eu le droit à tout son discours. Je ne sais pas pourquoi, d'habitude, je coupe cours à toute discussion. Ma misanthropie devait être malade. Je l'ai donc laissé débiter son discours appris destiné à faire cracher au passant la monnaie qu'il a dans la poche en le culpabilisant.
Ce brave jeune homme n'imaginait pas qui il avait arrêté ni quel avait été mon passé. Je pense que s'il l'avait su, il se serait adressé à quelqu'un d'autre.
Je l'ai donc écouté. Je l'ai écouté jusqu'au bout, puis je lui ai demandé s'il, lui aussi, avait quelques minutes à me consacrer parce que j'avais moi aussi deux ou trois choses à lui dire, deux ou trois choses que j'avais sur le cœur depuis longtemps et qu'il fallait que je dise. Je lui ai tout de même précisé en préambule que ça risquait d'être rude.
Je dois vous dire que dans une autre vie, j'ai eu l'occasion de faire de l'aide technique en Afrique. J'étais membre d'une ONG s'occupant d'aide technique et combattant par ailleurs l'aide humanitaire trop souvent absurde. J'ai vu débarquer sur le terrain un bon nombre de ces organisations qui, sous couvert d'aide humanitaire, permettent surtout aux occidentaux de se donner bonne conscience en refilant au pays en voie de développement nos excédents. Encore, ce ne serait pas trop grave si ce n'était pas fait indépendamment des besoins réels de ces populations.
J'étais ce qu'il est convenu d'appeler un broussard qui vivait au milieu des gens qu'il essayait d'aider, pas dans les grands hôtels de la capitale. Pour être tout à fait exact, il fallait deux heures de pistes de montagne pour se rendre à la première ville et huit heures pour aller à la capitale. Sachant que le pays en question était miné par une épidémie de méningite, j'étais vacciné. J'étais vacciné contre à peu près tout ce qui est vaccinable, même la rage, parce que si jamais il m'était arrivé quelque chose, j'y serais resté. Personne n'aurait pu m'aider.
Un jour, j'ai vu débarquer devant mon humble logis un véhicule tout-terrain rutilant arborant fièrement les armes d'une ONG médicale bien connue. Personnellement, je me déplaçais à pied ou à cheval. J'avais bien essayé les véhicules, mais ce n'était pas une bonne idée. Les pistes étaient empierrées, mais non damées, et dans ce cas, le bout pointu d'une pierre est toujours orienté vers le haut. Je ne compte plus le nombre de pneus que j'ai pu crever sur ces pistes… Donc, disais-je, un véhicule flambant neuf est arrivé. Il contenait trois médecins et une infirmière qui ont appelé les enfants de l'école voisine pour une campagne de vaccination.
Je me souviendrai toute ma vie de la glacière rouge qui contenait lesdits vaccins. Ces gens venaient de la capitale avec des vaccins, qui sous peine d'être tués, devaient rester à une température inférieure à 4 °C. Après plus de huit heures de routes, la température de la glacière était supérieure à 15 °C, le thermomètre faisant foi. Autant dire qu'ils étaient morts. Mais ce n'était pas le plus grave ! La campagne de vaccination était faite contre la rougeole, la rubéole et les oreillons. Certes, ces maladies sont une cause de mortalité, mais le problème à résoudre était surtout la pandémie de méningite, pas les quelques cas de rougeoles. J'avais la désagréable impression que, soit on écoulait nos vieux stocks de vaccins pour se donner bonne conscience, soit on essayait d'éradiquer ces trois maladies du globe terrestre pour que dans le monde prétendûment développé, elles disparaissent totalement. Dans les deux cas, c'était honteux puisque des sommes démentielles étaient allouées à ces campagnes de vaccination alors qu'il n'y avait aucun crédit pour régler les problèmes urgents, à savoir la pandémie de méningite qui ne risquait pas de toucher les pays développés.
Le pire, c'est que j'ai vu au hasard de mon travail une enfant de quatre ans atteinte de méningite. J'ai réussi à convaincre ses parents d'aller à la clinique tenue par les sœurs, non pour sauver la gamine, mais au moins pour essayer de sauver son frère. La fillette était perdue, mais je n'ai rien dit aux parents. Ceux-ci, après une longue discussion, ont accepté. Je me retrouve donc avec mon chauffeur, les deux parents, un petit garçon qui devait avoir dans les sept ou huit ans et cette fillette de quatre ans sur les genoux. Au bout de deux ou trois kilomètres de cahot, elle est morte sur mes genoux dans un dernier râle.
Je n'ai jamais été aussi mal à l'aise. D'un côté, je ne me voyais pas dire tout de go aux parents que leur fillette était morte puisqu'ils auraient immédiatement fait demi-tour. Je ne me voyais pas non plus le leur cacher. Je pensais gagner du temps pour qu'ils acceptent tout de même de se rendre à la clinique mais ils s'en sont rendus compte. S'ensuivit une discussion animée entre le chauffeur qui leur expliquait dans leur langue qu'il fallait qu'ils se rendent en ville pour sauver leur dernier enfant et eux qui voulaient rentrer pour organiser les funérailles. J'étais totalement vidé, presque extérieur à la scène qui se jouait, pensant à la fois à cette fillette, à la campagne de vaccination contre la rougeole et surtout à un article paru dans le Rotarien qui parlait d'une pandémie de méningite qui avait été jugulée au Brésil grâce à des vaccins qui coûtaient un centime de nos francs et qui avaient le bon goût d'être morts donc aisément transportables.
Je n'ai jamais revu cette famille, je ne sais pas ce qu'est devenu le frère de cette petite fille et je ne me fais aucune illusion sur son sort. Je me souviendrai en revanche toute ma vie des deux parents s'éloignant sur le bord de la piste tenant le garçon par la main et le corps de la fillette dans les bras.
Cette déplorable anecdote n'est qu'un fait parmi tous les griefs que je peux avoir contre toutes les ONG d'aides dites humanitaires. Je passe sur les couvertures et les lits de camp envoyés à des gens qui n'en ont rien à faire parce que personne ne se pose la question de savoir de quoi ces gens ont réellement besoin. Je jette un voile pudique sur les sacs de riz et le lait en poudre envoyés dans des pays où il n'y a pas d'eau à la potabilité suffisante — lorsqu'il y a de l'eau — pour ne pas causer de gros problèmes de santé publique. Je ne veux même pas entendre parler des pompes solaires installées à grands renforts de publicité dans des coins où les gens doivent marcher toute la journée pour trouver quelques litres d'une eau souillée et qui sont mises hors service par les bénéficiaires eux-mêmes (il y a des raisons à ça, j'y reviendrai peut-être), ni des cheminées posées sur les huttes des indiens d'Amazonie pour éviter qu'ils ne s'enfument (l'indien est bête, il préfère vivre dans la fumée). Toute ces actions ne servent qu'à nous donner bonne conscience, à calquer leur mode de vie sur le nôtre, pas à aider ces populations. Si on daignait vraiment les aider, il faudrait investir beaucoup moins d'argent qu'il suffirait d'utiliser correctement. Mais pour cela, il faut vivre avec ces populations et ne pas les regarder avec notre prisme culturel déformant, et d'autant plus déformant qu'on les regarde depuis plus de 10000 km de distance.
Plus de quinze ans après qu'elle a eu lieu, cette scène reste dans ma mémoire comme si je l'avais vécue hier. Depuis, je ne peux plus donner un centime à ces ONG qui quêtent un peu partout. Lorsque je le peux, j'essaie de donner aux associations qui aident les gens qui sont chez nous, à notre porte, ou pour des actions très peu médiatiques qui servent réellement les populations déshéritées. Jamais à ces mastodontes qui utilisent une grande partie des dons pour leur fonctionnement interne et qui font des actions à court terme, contre-productives et surtout totalement inutiles.
Vous dressez un tableau en noir et blanc, alors qu’il y a tant de nuances, en réalité !
Il y a aussi des projets locaux qui ne servent à rien d’autres qu’à se donner bonne conscience. Et des projets internationaux qui apportent un vrai plus, si petit soit-il !
Mais il est vrai que beaucoup d’instigateurs de ces projets ne font que transposer leurs propres envies, basées sur leur propre culture. Pour réussir un projet, quelque soit le lieu et les gens, il faut réussir à changer de point de vue, à connaître l’autre ; et c’est souvent ça le plus difficile.
Je dresse un tableau de ce que j’ai vécu et, malheureusement, pas qu’une seule fois. Je suis convaincu que les volontaires essaient de faire du mieux possible, mais, la plupart du temps, les donneurs d’ordre ne sont pas à la hauteur pour un certain nombre de raisons que je n’expliciterai pas ici. J’ai vu des médecins qui avaient pourtant la flamme promettre de ne plus jamais faire de choses pareilles.
Pour être tout à fait exact, il n’y a aucune relation de cause à effet entre le ratage d’un projet et le fait que celui-ci soit local ou non. La seule façon de réussir un projet ou plutôt de ne pas le rater tout à fait est de répondre à une demande explicite et de réussir à impliquer les utilisateurs finaux. Tout le reste est voué à l’échec.
J’ai parcouru les hauts plateaux malgaches, entre Anstirabe et Fianarantsoa, pour faire une étude de l’utilité des projets de développements. La conclusion du rapport était édifiante. La durée de vie d’un projet de développement qui n’est pas demandé explicitement par la population (qui devra en assurer l’entretien) est de deux ans. Et quand bien même la population le demande et l’entretien, il faut qu’elle puisse l’entretenir avec les moyens du bord. Construire un pont à la mode européenne à la saison sèche ne sert à rien puisque l’érosion des rives fait qu’on se retrouve très rapidement avec un vide entre le tablier du pont et les deux rives.
Quant aux projets touchant à la santé des populations, il y aurait vraiment beaucoup à dire. Entre les vaccinations inutiles (on ne vaccine pas contre la grippe lorsqu’il y a une pandémie autrement plus grave de méningite), les envois de médicaments dont ils n’ont que faire, les adductions d’eau faites en dépit du bon sens, ces gens sont de gros gâtés. Juste un exemple : une ONG célèbre a envoyé des plaquettes de Nivaquine à Madagascar. Ces plaquettes ont été payées par les dons à cette ONG. Problème : le même médicament était produit sur place sous licence avec la même qualité mais coûtant beaucoup moins cher. Les gens du coin étaient persuadés que le médicament français était meilleur. Résultat, plutôt que d’utiliser le remède local tout aussi efficace, ils préfèrent de la contrefaçon qui s’appelle Nivaquine achetée sur le marché ou pas de médicament du tout. Avec la même somme, en réfléchissant un peu, cette ONG aurait pu faire quelque chose de bien, à savoir acheter de la Nivaquine locale en plus grandes quantités, faisant par le même coup comprendre que ce médicament était efficace. Là, non, ratage complet. Mais les membres de l’ONG en question habitaient au Hilton de Tananarive !
Le problème de l’aide humanitaire est le détournement de fonds. Et ce détournement de fonds n’est pas fait uniquement par la corruption locale. De ce que j’ai pu en voir, une bonne partie des fonds récoltés par les ONG retombe chez nous, soit dans la structure de gestion de l’ONG, soit directement chez les industriels, soit encore dans les structures locales. J’avais à ma disposition en brousse un vieux 4x4 Toyota et à Tananarive une 15/6 Citroën jaune citron et ça me suffisait amplement. Je n’ai jamais compris l’intérêt d’avoir des véhicules flambant neufs pour aller au fin fond de la brousse, surtout lorsqu’on met en rapport le coût du véhicule avec la mission qu’il est censé aider à mener.
Personnellement, j’avais des comptes à rendre au plus grand bailleur de fonds international (qui n’est pas un organisme auquel on penserait de premier abord). J’étais obligé de justifier aux membres locaux de cette organisation (qui n’étaient pas rémunérés) chaque franc que cet organisme m’avait confié. Autant dire que chaque centime était utilisé pour faire avancer les projets de développement utiles.
Mon propos est donc de dire qu’avec un dixième des sommes collectées, pour peu qu’elles soient utilisées correctement, on pourrait vraiment aider les pays en voie de développement et régler le problème. Mais il y a tellement d’intérêts en jeu que cela ne sera pas le cas avant longtemps.