« L'économie selon Madelin | Logique » |
Après une rude journée à câbler un cabinet dentaire — il faut bien gagner sa vie d'une manière ou d'une autre —, j'ai décidé de faire un bout du chemin me permettant de rentrer chez moi à pied. Devant les Galeries Lafayette, j'ai pu voir un kiosque à journaux sur lequel figurait un agrandissement de la une du magazine Challenge. On y voyait une photographie de Yves de Chaisemartin, actuel président-directeur-général de la société Altran et une accroche indiquant que la France ne formait pas assez d'ingénieurs.
Yves de Chaisemartin signale dès le début de son intervention que nous sortons de la crise. Oui ? J'aimerais bien savoir comment il peut être aussi affirmatif puisqu'au prix où il loue les services de ses ingénieurs interimaires, ses clients sont des grandes entreprises qui sont moins touchées que les autres par cette crise du financement et qu'une bonne partie de ses clients sont issus du secteur des banques, des assurances et des caisses de retraites. Effectivement, depuis un peu plus d'un mois, on voit des flots d'offres d'emploi provenir de ces trois secteurs. Vous n'imaginez même pas combien la réforme des retraites a généré d'argent pour ces grandes enseignes du placement. De là à dire qu'il s'agit d'une tendance de fond, il y a un pas que je ne franchirais pas d'autant plus que les recrutements par ses trois secteurs se font plus en fonction de la connaissance des marchés que des compétences du candidat. En d'autres termes, pour développer un logiciel pour une banque, il vaut mieux connaître le système bancaire plus que l'informatique, ce qui est parfaitment scandaleux et nous apporte un lot de bogues amusants allant des opérations comptées deux fois aux automates de banque capricieux.
Vous conviendrez donc avec moi que l'approche du PDG d'Altran est biaisée et que l'accroche du magazine est pour le moins démagogique. Je ne résiste pas à citer un passage de l'article qui adopte un tout autre ton :
La guerre des talents est bel et bien repartie. Elle est d'autant plus virulente que la France manque d'ingénieurs. Il y a une véritable désaffection pour les carrières mathématiques, les écoles de commerce ont pris le pas sur les formations scientifiques. Nous formons 23 000 ingénieurs par an, c'est trop peu.
Nous formons vingt-trois mille ingénieurs par an. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est trop peu. Au vu des carrières proposées actuellement, c'est même beaucoup. Lors des dix dernières années, tous les centres de recherche en France ont fermé leurs portes (LEP, Motorola…) ou sont devenus de simples bureaux dans lesquels plus aucune recherche n'est faite (CNET devenu FT RD puis Orange Labs, SFR DT, Alcatel…), vaguement quelques développements lorsque le retour sur investissement est immédiat. Il n'y a plus aucun avenir pour les métiers techniques en France, ne parlons même pas de la recherche. Les seuls ingénieurs qui trouvent tout de suite un emploi sont les ingénieurs en informatique spécialisés en banques et finance ou les ingénieurs d'affaire, ceux qui sont moyens en tout donc bons à rien. Si nous étions capables de former vingt-trois mille vrais ingénieurs en France, nous ne saurions aujourd'hui comment leur donner du travail. Prétendre le contraire prouve juste une méconnaissance crasse du métier d'ingénieur et du contexte actuel.
Nous avons aujourd'hui effectivement besoin de techniciens parce qu'il reste des choses à faire, mais d'ingénieurs, je n'en suis pas sûr. Un ingénieur est quelqu'un qui fait fonctionner sa tête pour résoudre des problèmes. Ce n'est pas un technicien qui utilise des recettes de cuisine pour faire ce qu'on lui demande de faire. Cela fait assez longtemps que je n'ai plus rencontré dans des entreprises françaises un vrai ingénieur occupant un poste d'ingénieur. Et ce n'est pas parce que les techniciens formés actuellement sont mauvais qu'il faut absolument dévaloriser le diplôme d'ingénieur.
De toute façon comment peut-on en former plus ? Le gouvernement actuel a tout fait pour tuer les grandes écoles avec sa réforme fumeuse du LMD qui ne peut s'appliquer aux grandes écoles qui recrutent à bac+2 et non bac+3 et a parfaitement réussi son coup. C'est sans compter avec le fait qu'une petite moitié des écoles d'ingénieurs n'avait pas encore sorti une promotion en l'an 2000, ce qui revient à dire que la moitié des écoles d'ingénieurs existant en l'an 2000 n'avait pas trois ans d'existence ! Le niveau d'une école se fait sur la durée avec à la clef une reconnaissance par le gouvernement et par la commission des titres d'ingénieur. Tous les diplômés de ces nouvelles écoles ont été sacrifiés sur l'autel d'une hypothétique reconnaissance future de leur diplôme. Certains ont gagnés, d'autres ont perdus, et sur les deux cent douze écoles d'ingénieurs actuelles, un bon nombre ne forme que de mauvais ingénieurs. Soyons magnanime et appelons-les des super-techniciens.
La question n'est donc pas de former plus d'ingénieurs, mais de former des bons ingénieurs et de les utiliser à des postes d'ingénieurs. Cela signifie aussi relever le niveau des techniciens parce que les formations actuellement dispensées sont plus que légères. Mais cela signifie aussi ouvrir de nouveaux postes d'ingénieur dans des centres de recherche et développement, ce qui n'est pas franchement gagné sachant que nous n'avons pas cessé d'en faire disparaître depuis une bonne dizaine d'année.
Voici un sujet qui me tient ô combien à coeur, et je n’ai pas assez de mains pour applaudir à tes remarques qui sont miennes depuis quelques années.
A l’occasion de discussions avec des profs du Cnam, ceux-ci témoignaient que, par exemple, le cours de mathématiques du signal (cursus d’ingénieur en électronique) nécessitait il y a 12 ans un amphithéâtre pour accueillir 200 élèves : aujourd’hui ce cours réunit péniblement quelques 20 élèves. Les jeunes préfèrent suivre des formations dans le business, s’imaginant sans doute que ce sera la clé pour se remplir les poches comme l’ont fait les golden boys des années dorées Américaines; et l’exemple de traiders richissimes à 30 ans n’arrange rien. On connaît pourtant les conséquences catastrophiques de ce genre de vision.
Passons en revue le marché de l’emploi en électronique : on trouve quelques annonces pour câbleurs (ouvriers), quelques annonces pour techniciens (maintenance), mais pratiquement rien qui concerne la conception (R et D). D’ailleurs, même un bon ingénieur embauché en CDD et contraint par des timings irréalistes ne s’investira plus à fond. Sachant qu’il se fera jeter, il traite son travail de la même façon. Et effectivement on constate de plus en plus de dysfonctionnements qui sont manifestement consécutifs à une mauvaise conception : pour rogner les prix, on rogne les budgets, on rogne les salaires (etc), et par suite on rogne la qualité du travail fourni.
La France devient un pays où l’on ne conçoit plus, c’est tout juste si nous sommes encore capables de dépanner. Et lorsqu’une technologie innovante y est développée, elle est aussitôt achetée par des boites étrangères. Alors former plus d’ingénieurs, ok, mais si c’est pour les entasser sur les bancs de Pôle Emploi, c’est pas top.
Quant à la crise, en France, cela fait deux ans qu’on nous assure que nous en sortons. Autant rayer le mot “crise” du dictionnaire en s’imaginant ainsi résoudre le problème. Cela ressemble à un bateau qui coule alors que le capitaine assure que tout va bien, pour donner le temps aux passagers de première classe de sauver leur peau avant la submersion du navire.