« La nuit la plus longue | Sportifs, je vous hais ! » |
Je ne lis pas « Libération ». Ce journal à la typographie douteuse — j'aime assez les espaces fines avant et après les guilles, c'est mon côté typographe fanatique mâtiné d'esthète taquin — n'a qu'un seul avantage, remplacer la lecture assidue de l'œuvre de Sartre, car pour le prix d'un peu plus d'une baguette de pain, on a à la fois la nausée et les mains sales.
Néanmoins, je suis tombé sur un article écrit par messieurs BERNARD LAPONCHE hysicien (sic. je suppose qu'il s'agit de physicien…) nucléaire, expert en politiques de l’énergie et BENJAMIN DESSUS ingénieur et économiste, président de Global Chance, et intitulé :
Naturellement, en très gros caractères et en rouge Libé. Ça fait peur, non ?
Une phrase me pose problème. Pour qu'on ne m'accuse pas de sortir cette phrase de son contexte, je copie ici l'intégralité du paragraphe en question :
La France compte actuellement 58 réacteurs en fonctionnement et l’Union européenne un parc de 143 réacteurs. Sur la base du constat des accidents majeurs survenus ces trente dernières années, la probabilité d’occurrence d’un accident majeur sur ces parcs serait donc de 50% pour la France et de plus de 100% pour l’Union européenne. Autrement dit, on serait statistiquement sûr de connaître un accident majeur dans l’Union européenne au cours de la vie du parc actuel et il y aurait une probabilité de 50% de le voir se produire en France. On est donc très loin de l’accident très improbable. Et cela sans prendre en compte les piscines de stockage des combustibles irradiés, les usines de production et d’utilisation du plutonium, les transports et stockages des déchets radioactifs.
Remarquez, un peu plus loin, nos deux experts, puisqu'ils sont l'un physicien nucléaire et l'autre ingénieur, reconnaissent tout de même que leurs probabilités d'occurrence d'événements sont surréalistes. Certes. Une probabilité d'occurrence de plus de 100% pour l'Union Européenne, c'est pour le moins surréaliste. Qu'elle soit de 100%, j'arrive à le concevoir. Qu'elle soit supérieure à 100%, cela ne signifie rien, ou alors que ces deux apprentis statisticiens veulent dire que nous risquons un peu plus qu'un accident nucléaire majeur sur les trente prochaines années en Union Européenne. Là encore, cela ne signifie rien.
Reprenons donc les règles de calcul des statistiques à l'aune des chiffres de cet article.
L'article parle de quatre-cent cinquante réacteurs dans le monde et considère un horizon temporel de trente-et-un ans, ce qui correspond à la période entre la mise en route de la première centrale française et nos jours. Cela nous fait donc 13950 réacteurs-ans. Durant cette période, il y a eu quatre accidents majeurs, soit 4 / 13950 = 0,00029 accident majeur par an et par réacteur.
Jusque là, pourquoi pas. Le souci est que les auteurs en déduisent que la probabilité d'un accident majeur en France, qui compte cinquante-huit réacteurs, pendant les trente prochaines années serait de 58*30*0,00029, soit de 50%. Pour l'Europe, qui compte cent quarante-trois réacteurs, cette probabilité serait de 143*30*0,00029, soit de 124%, une probabilité supérieure à 100% donc plus sûre que la certitude.
Remarquez, ce chiffre n'est jamais annoncé tel quel dans l'article. Les auteurs devaient avoir mauvaise conscience puisqu'ils se sont contentés d'écrire que cette probabilité était supérieure à 100%. Que de tels spécialistes fassent de telles erreurs est alarmant. J'espère qu'ils ne s'occupent pas de sécurité nucléaire. Comment, si ? Oh mon Dieu…
Posons le problème. Si la probabilité d'un accident majeur est de x, la probabilité qu'il n'y ait pas d'accident est de 1-x pour un réacteur et pour une année. C'est le b-a-ba des statistiques élémentaires. La probabilité qu'il n'y ait aucun accident majeur dans les trente prochaines années parmi les cent quarante-trois réacteurs européen est donc de (1-0,00029)^(143*30), soit 28,8%. La probabilité qu'il y ait donc un accident majeur en Europe dans les trente prochaines années est ainsi de 71,2%. Et encore, j'ai fait comme hypothèse que l'occurrence d'accident est indépendante entre les réacteurs et les années, ce qui est parfaitement discutable car d'une part la technologie évolue — on peut raisonnablement penser qu'un réacteur construit en 2010 est plus sûr qu'un réacteur construit en 1980 — et d'autre part, sur les quatre accidents majeurs, trois concernent la centrale de Fukushima et ne peuvent être taxés d'indépendants sans prêter à rire. D'autant plus que l'on mélange allègrement les causes des accidents. Autant dire immédiatement que ces 71,2% sont largement surévalués.
L'honnêteté intellectuelle ferait que Libération ou ces deux apprentis statisticiens publient un démenti. Ne rêvons pas, ce genre de chiffres fait vendre du papier. Mais il est inadmissible que de prétendus scientifiques ne soient pas capables de calculer une probabilité d'occurrence de base.