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Oui, Marisol Touraine, ministre des affaires sociales, c'est à vous que je m'adresse ce matin. Je n'ai pas pu appeler le standard de la matinale de France Inter étant dans les transports, mais je puis vous dire que le cœur y était. J'ai simplement laissé un message écrit, je ne sais pas à l'heure où j'écris ces lignes s'il est passé à l'antenne.
Vous êtes indécente puisque vous ne parlez que du secteur public et du privé, dichotomie chère aux penseurs de gauche, facile et rassurante. Cette vision est un peu manichéenne, il y aurait les bons qu'il faut protéger et les méchants que l'on peut ponctionner à l'envi. Sachez madame le ministre qu'il y a actuellement plus de deux millions et demi de travailleurs non salariés en France, soit dix pourcents des emplois selon l'INSEE (source). En continuant d'opposer le public au privé, vous éludez la question pourtant cruciale des travailleurs non salariés et des multipensionnés. Balayer d'un revers de main une telle question est indigne d'un gouvernement qui se veut de gauche, d'une part parce que cela revient à donner une valeur intrinsèque différente aux différents statuts des travailleurs et d'autre part parce qu'en faisant cela vous jetez les travailleurs non salariés dans les bras des caisses de retraites privées qui gèrent des retraites dites « Madelin ». Il faut dire à leur décharge qu'ils n'ont pas réellement le choix.
Plutôt qu'un long discours, je vais vous parler de chiffres. Vous avancez une retraite de 1500 € pour un fonctionnaire de catégorie B qui gagne 2400 € en pleine activité. Vous vous êtes rattrapée aux branches en signalant qu'il s'agissait de 2000 € de traitement et de 400 € de primes. Très bien, pourquoi ne pas inclure les primes dans le calcul de la pension. Mais dans ce cas, il faut aussi inclure ces primes dans le calcul des cotisations retraites. Vous avez cru bon de dire qu'un salarié du privé touchait lui aussi 1500 €, justifiant par là une sortie d'égalité de traitement devant la retraite. Certes, mais le taux de cotisations du public et du privé n'ont strictement rien à voir parce que statutairement, la pension d'un fonctionnaire est un salaire d'activité différé, principe de pension qui date de la création du statut du fonctionnaire en France, cela ne nous rajeunit pas. Dans ces conditions, parler d'égalité voire d'équité me laisse pour le moins perplexe. Vous seriez un homme, je penserais que vous avez étudié chez les jésuites et qu'il en reste quelque chose mais vous n'avez même pas cette excuse-là.
Quant aux travailleurs non salariés qui sont généralement aussi des multipensionnés, ces dix pourcents de travailleurs qui ne descendront jamais dans les rues parce qu'ils n'en ont ni les moyens ni le temps, vous les ignorez crânement. Non seulement ces travailleurs ne coûtent rien à la société puisqu'ils n'ont droit ni à une assurance chômage ni à une quelconque prévoyance, mais ils cotisent à fonds quasiment perdus à des caisses de retraites qui ne leur donneront que des cacahuètes dans le meilleur des cas.
Je ne vais pas parler dans le vague, je vais parler à titre personnel. Étant actuellement en activité, j'ai des revenus confortables, bien au delà de ceux du travailleur non salarié médian. Rassurez-vous, le fisc, l'URSSAF, les caisses de retraite, le RSI et tous les autres organismes de collecte divers et variés savent parfaitement me trouver et me le font savoir très régulièrement. Je déclare donc bon an mal an un peu plus de 100 000 € HT de chiffre d'affaire, ce qui fait qu'une fois toutes mes charges payées, il me reste grosso modo 60 000 € de revenu avant impôt sur le revenu, ce qui me place parmi le haut du panier des revenus français. Depuis pas loin de vingt ans que je travaille, j'ai cotisé à l'ARCO, à l'AGIRC, à l'IRCANTEC et dans une caisse de retraite de travailleurs non salariés que je ne citerais pas ici, ce serait lui faire trop d'honneur d'autant que, depuis que je me suis déplacé dans ses locaux pour résoudre un problème ubuesque en tapant du point sur la table, je suis rassuré, je sais enfin à quoi servent mes cotisations. Je ne sais pas si vous voyez bien de quoi je veux parler…
Mais revenons au calcul de ma potentielle retraite. En cumulant l'ensemble des droits acquis ARCO, AGIRC et IRCANTEC et la projection de ma caisse actuelle, je pourrai partir à taux plein à l'âge de 68 ans avec une retraite selon le système actuel de 9000 € bruts annuels. Vous avez bien lu, un 9 et trois 0, sur une année et bruts. La projection est donc optimiste. Et encore, je n'ai droit à ces 9000 € que parce que je cotise en tant que travailleur non salarié dans la tranche immédiatement supérieure à celle de mes revenus comme la loi me l'autorise. Je vous laisse donc imaginer ce qu'un petit commerçant ou un artisan qui peinent à gagner 15000 à 20000 € bruts annuels arrivent à toucher lorsqu'ils prennent leurs retraites.
Il y a donc deux problèmes de fond. Le premier est que je vais devoir travailler jusqu'à 68 ans. Si intellectuellement je suis toujours en forme, pourquoi pas ? Mais je devrai continuer en tant qu'indépendant sous peine de voir encore une fois une autre caisse de retraite intervenir dans le calcul. Il faudra donc que je continue à côté de mon vrai travail, celui qui me donne effectivement un revenu, de chercher des clients, de faire ma comptabilité, de gérer les peaux de bananes d'organismes aussi incompétents que le RSI ou l'URSSAF, de me battre pour recouvrer mes factures, en un mot que je continue à travailler une bonne soixantaine d'heures par semaine.
Parler d'égalité dans ces conditions, voire d'âge légal de départ à la retraite, est une vue de l'esprit. La position est indigne, que dis-je, indécente de la part d'un ministre de plein exercice. La question n'est pas d'allonger la durée de cotisation, la question n'est pas d'augmenter les taux de cotisation, la France étant malade entre autre de ses impôts, la question est d'avoir le courage politique de réformer un système à bout de souffle, réforme qui aurait dû être menée depuis le début des années 1980, date à laquelle tous les démographes ont commencé à tirer la sonnette d'alarme sur le système français des retraites. Depuis 1980, rien ne s'est passé, il y a certes eu des réformettes, mais qui n'ont consisté qu'à déshabiller Pierre pour habiller Paul.
Le seul système viable à terme est la retraite à points. Chacun part quand il le veut avec les points qu'il a acquis. On ne parlerait plus d'âge légal, on pourrait même traiter du même coup les régimes spéciaux et les emplois dits pénibles en modulant le montant des cotisations nécessaires à l'octoi d'un point. Mais de cela, il n'en est pas question, la politique du gouvernement étant faite à la petite semaine en fonction des sondages d'opinion.