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Voilà, ça y est. L'hécatombe commence dans le milieu restreint des transporteurs routiers. Mory-Ducros va d'ici quelques heures déposer une demande de mise en redressement judiciaire devant un tribunal de commerce. Ce n'est malheureusement que le début.
Je connais assez bien ce milieu puisque mon entreprise, avant d'avoir dû arrêter ses activités à la suite de deux impayés pour un peu plus de cent soixante mille euros — l'un parce que la justice a perdu mon dossier en délibéré, l'autre parce que les politiques du coin étaient tellement mouillés qu'ils ont tout fait pour enterrer l'affaire —, développait un logiciel de gestion commerciale dédié aux entreprises envoyant des salariés chez leurs clients (services après-vente, représentants de commerce, messagerie, aides à domicile, services à la personne…). Ces outils sont dédiés aux itinérants car ils comportent des modules de géolocalisation et d'optimisation de tournées. Pour ceux que cela intéresse, une description complète de ces outils est disponible sur http://www.systella.fr et http://www.circonflex-gestion.fr.
À ce titre, j'ai eu l'occasion de démarcher un certain nombre d'entreprises dont des entreprises de messagerie. J'ai eu l'occasion fin 2004, début 2005 d'utiliser mon permis poids lourd pour faire moi-même des tournées et critiquer la gestion des entreprises de messagerie. Cela n'a duré que huit jours, mais cela m'a permis de voir où étaient les problèmes et ce qu'il fallait que nos logiciels contiennent pour qu'ils soient réellement utiles.
Ainsi, de 2005 à 2007, nous avons travaillé dur pour modifier les logiciels en question et les adapter au secteur du transport routier. Nous avons mené des campagnes de tests avec différentes entreprises et nous avons essayé d'obtenir des résultats avec des logiciels concurrents. Vous allez me demander pourquoi nous avons essayé d'obtenir des résultats de concurrents. C'est assez simple : le problème à résoudre est un problème d'optimisation combinatoire sous contraintes fortes (positionnements géographiques, heures de passage, ordre de passage) et pour n points de passage, il faut calculer 2n! trajets et estimer leurs temps de parcours. En admettant qu'il ne faille que deux secondes pour estimer la durée d'un trajet élémentaire, que le problème à résoudre ne contienne que cent points de passage, il est mathématiquement impossible de trouver une solution en moins de vingt minutes sur un PC de bureau comme annoncé par nos concurrents. Je voulais donc voir comment ces outils se comportaient et quelle était la qualité de leurs résultats.
Je n'ai jamais réussi à voir ne serait-ce qu'une démonstration des outils de mes concurrents. Même lors de petits déjeuners de démonstration, rien n'était visible.
J'ai donc eu des contacts avec deux transporteurs dont Mory. J'ai constaté que ces outils ne calculaient jamais la durée des trajets. En région parisienne, les durées estimées l'étaient à vol d'oiseau pondérées par une vitesse estimée moyenne. Mais même comme cela, il faudrait plusieurs années — que dis-je, cela se chiffre en milliards d'années, faites le calcul si vous ne me croyez pas — pour obtenir une solution exacte. Par ailleurs, tous ces outils, sans exception, demandent des adresses exactes. Ils possèdent des champs pour entrer le numéro, la voie, le code postal et la commune. C'est très bien, mais il faut savoir que les personnes qui entrent les données ne sont généralement pas des foudres de guerre, que certaines adresses sont écrites à l'ancienne avec le bureau distributeur et que d'autres sont écrites avec le numéro INSEE de la commune plutôt que le code postal. En d'autres termes, il faut commencer par ne proposer qu'un seul champ pour l'adresse et rectifier cette adresse avec des méthodes scabreuses (double métaphone, distance de Levenshtein, algorithme de Jaro-Winkler, le tout programmé avec un langage de programmation fait maison…). Une fois que cette orthogonalisation est faite, il s'agit d'envoyer tous les points avec leurs contraintes dans un algorithme d'optimisation spatio-temporelle sous contraintes fortes. Mon entreprise a été auditée tous les ans entre 2006 et 2011 sur ce sujet précis pour le crédit d'impôt recherche. En 2006, mon dossier a failli passer à la trappe parce que l'auditeur du ministère de la recherche, spécialisé dans les mécanismes d'optimisation nous a écrit que selon lui, le problème n'était pas soluble. Pourtant, nous y sommes arrivés. Nous y sommes arrivés en codant dans un langage spécial, sur des machines massivement parallèles (deux cent cinquante-six fils d'exécution sur des processeurs UltraSPARC), en séparant l'algorithme lui-même, la fonction de coût et les coupes dans l'arbre ultramétrique des solutions. Nos tests montraient qu'avec une journée de temps de calcul nous obtenions d'excellents résultats, largement supérieurs à tous les autres outils disponibles sur le marché. Cela nous a même valu deux prix d'innovation, dont l'un décerné par le ministère de la recherche, celui-là même qui nous prenait pour des utopistes pour ne pas dire des usurpateurs voire des charlots.
Pour fixer les idées, notre transporteur test utilisait à l'époque dix-sept porteurs (poids lourds de dix-neuf tonnes) et dix-neuf sous-traitants, certains avec plusieurs véhicules, le tout pour assurer un millier de points de passage par jour sur un département français. Chaque chauffeur effectuait en moyenne deux heures supplémentaires quotidiennes. Lorsque le chronotachygraphe indiquait que l'horaire maximal de conduite du poids lourd était dépassé, le chauffeur retournait au dépôt et terminait ses tournées avec un utilitaire de tourisme !
Après introduction des points dans nos algorithmes, nous avons démontré que dix-huit véhicules suffisaient à assurer le service et qu'il n'y avait plus aucune heure supplémentaire à payer aux chauffeurs.
Là, il y a eu comme un blocage. Pas de la direction qui voyait bien l'économie potentielle, mais des chauffeurs. Ceux-ci voyaient d'un très mauvais œil le fait de ne pas pouvoir manger à midi tous ensemble dans le même restaurant routier (quitte à faire plusieurs dizaines de kilomètres superflus), la limitation des heures supplémentaires et la géolocalisation des véhicules. Bref, chez notre transporteur test, ils ont tout fait pour faire capoter l'affaire, allant jusqu'à faire acheter par la direction technique, en remplacement de l'ancien système, des PDA qui ne pouvaient pas être utilisés sur le nôtre ! Le directeur général n'ayant aucune envie de se fâcher avec ses chauffeurs et ne perdant pas encore assez d'argent, celui-ci a laissé tombé l'affaire.
Vous allez me demander le rapport avec Mory. J'y viens.
Après mon échec commercial, mais ma réussite technique certaine, j'ai démarché d'autres transporteurs et je suis arrivé dans le bureau du directeur général de Mory fin 2007. J'y ai présenté mon produit, son fonctionnement et surtout, en quoi il se démarquait des solutions existantes sur le marché. J'ai même présenté les résultats obtenus chez son concurrent direct sans naturellement lui en donner le nom. Ce directeur général était accompagné de tous les décideurs du groupe présents à Paris ce jour-là.
La discussion a été surréaliste.
D'une part, il n'existe aucun bordereau d'inventaire effectué au départ des agences de chargement, l'inventaire n'étant effectué que lorsque les camions sont vidés tôt le matin dans les agences de destination. S'il y a optimisation des tournées, il faut que cette optimisation puisse être faite en quelques minutes entre l'inventaire du matin au déchargement et le chargement des camions de livraison. Par ailleurs, les tournées sont faites un peu n'importe comment, visuellement, et les camions ne sont pas chargés par les chauffeurs dans l'ordre inverse de déchargement. Il s'ensuit une perte de temps considérable lors de chaque point de déchargement en début de tournée.
Mais il y a plus grave. Ces entreprises cherchent à réduire de plus en plus leurs marges en comptant sur une augmentation des volumes pour ne pas couler. Lorsqu'on refuse le conflit avec les chauffeurs parce qu'on cherche à changer leurs habitudes, lorsqu'on refuse de modifier ses procédures (il aurait suffit de faire un inventaire le soir au départ de l'agence plutôt que le matin lors de l'arrivée à destination), c'est que l'on considère que l'on a encore assez d'argent à perdre.
À la sortie de cette présentation, je me souviens avoir déclaré au directeur général de Mory que lorsque son entreprise ne pourrait plus faire de croissance externe et que si rien n'était fait pour rationnaliser ses procédures, elle plongerait. Je n'aime pas jouer les Cassandre, pourtant, au moins sur ce coup-là, j'avais raison.
Et ce qui est lamentable dans cette histoire, ce sont les syndicats. De ce que j'ai vu dans plusieurs entreprises de transport et de messagerie, la responsabilité de la situation est partagée entre les syndicats et les directions souvent trop timorées, incapables d'assumer des décisions qui s'imposent.
Comme quelques milliers de chômeurs supplémentaires d'un seul coup, cela se voit bien plus que des dizaines de TPE qui ferment tous les mois, le gouvernement s'en émeut. N'a-t-on pas entendu Arnaud Montebourg dire à un journaliste du JDD :
La reprise économique n'a pas été suffisante, l'entreprise était en surcapacité et les dirigeants ont trop attendu pour réduire les coûts d'exploitation. Caravelle, le fonds de retournement qui a repris l'affaire il y a deux ans, n'avait pas connu d'échec auparavant. Mais ce dossier était trop difficile. Un rapport établi à la demande des salariés dresse le même diagnostic. Il faudra attendre l'analyse de l'administrateur judiciaire pour construire les solutions.
Réduire les coûts d'exploitation… Que ne faut-il pas lire ! Le problème n'est pas dans les coûts d'exploitation mais dans la gestion et les procédures. Le métier de transporteur est un métier technique. En dehors des chauffeurs, il faut une maîtrise parfaite des tournées et de leurs horaires et il est illusoire de le faire à la main. Sans cela, il n'y a aucune solution possible puisque l'entreprise ne pourra jamais estimer ses coûts.
Cette explosion en vol était prévisible. Cela se voyait comme le nez au milieu de la figure depuis plusieurs années. Mais rien n'a été fait pour l'éviter. Plus exactement, la seule manière pour essayer de l'éviter était une continuelle fuite en avant avec une croissance externe démentielle. Lorsqu'il n'y aurait plus rien à phagocyter, il était patent que cela irait très mal.